Une brutale illumination vient de m'atteindre, tel Shâkyamuni sous son arbre. Je vais d'ailleurs aller vérifier de ce pas la longueur du lobe de mes oreilles.
Ça m'est venu en voyant, sur un blog "littéraire", cette photo de couverture du bouquin de Michel Drucker.
Et à quelle prise de conscience fondamentale me suis-je donc éveillé, me demanderez-vous ? Simple : contrairement à Drucker, Pennac, Berléand, Blasband et, j'imagine, de nombreux autres qui échappent à ma mémoire vacillante tout autant qu'à mon inculture crasse, je ne pondrai jamais le moindre ouvrage détaillant les souvenirs douloureux de mes années de cancritude. Je ne serai donc jamais une vedette ni un écrivain célèbre : ma jeunesse n'a pas fleuri auprès des radiateurs, endroits réputés propices à l'élevage des cancres (las).
D'ailleurs, pour justifier le classement de ce billet dans la catégorie où vous l'avez trouvé, je dois à la vérité de signaler que la classe d'école primaire que je fréquentais n'était pas pourvue de chauffage central, mais d'un poêle à charbon occupant... la place centrale dans la pièce. Il y aurait peut-être lieu de se mettre d'accord sur la définition de "chauffage central".
Il y avait pourtant un lien entre le cancre de service et le poêle : l'un était régulièrement chargé d'alimenter l'autre. Cette histoire de charbon avait sans doute valeur prémonitoire, mon condisciple ayant dû finir mineur de fond dans un charbonnage. Ces derniers étaient encore florissants à l'époque, on était en pleine "bataille du charbon" pour alimenter l'industrie sidérurgique boostée par la reconstruction.
Finalement, ces écrivains que je citais tout-à-l'heure n'avaient pas tout-à-fait tort : la vie de cancre n'était pas drôle tous les jours. Mon témoignage est évidemment très partiel : j'ai effectué mes trois dernières années de primaire dans une école à classe unique et n'y ai côtoyé qu'un seul et même cancre.
Le gaillard ne s'exprimait pour ainsi dire que dans l'idiome local, faisant néanmoins l'effort, en cas d'urgence, de tenter de le transposer en Français. Ainsi, dans cette région, "mordre" se disait "agnî". Et, voulant expliquer à mes parents qu'un chien avait tenté de le mordre, il leur avait dit : "Et il a sauté sur moi pour me agner !"
Malgré ces efforts louables, il était en bute à la vindicte enseignante, l'usage du patois étant formellement interdit dans l'enceinte de l'école. On ne s'inquiétait pas encore à l'époque de la survie des dialectes locaux.
Il était plutôt petit, tout comme moi, mais râblé et beaucoup plus costaud. Si bien que si nous partions visiter la briqueterie locale, c'est lui qui pouvait en ramener le seau d'argile destiné à des activités ultérieures. Que si nous escaladions la côte qui menait de la vallée au sommet de la colline, c'est lui qui se coltinait le baromètre à mercure devant permettre de démontrer la liaison de la pression atmosphérique à l'altitude. Que si nous allions relever les dimensions d'un champ quelconque (aux fins de divers calculs subséquents, de la quantité de semences nécessaire au rendement à l'hectare), c'est lui qui se tapait le matériel d'arpentage, rudimentaire mais pesant : chaîne d'arpenteur, boussole, jalons.
Il avait néanmoins droit à l'une ou l'autre compensation. Ainsi, bien qu'ayant la fâcheuse habitude, pour amuser la galerie, de s'abreuver au contenu des encriers de porcelaine ornant les pupitres, il s'était vu confier leur remplissage et la fabrication de l'encre par dissolution d'un sachet de colorant dans une bouteille d'un litre d'eau, ce qui lui donnait accès à de la boisson fraîche. (Faudra quand-même que je m'informe, a posteriori, de la toxicité du bleu poirier)
Si sa vie n'était pas drôle, lui par contre, l'était extrêmement, instigateur des plaisanteries douteuses, grand mime devant l'Eternel, roi de la cour de récré. En dépit de ces qualités, il n'a pas, lui, fini à la télé.
Il était également très mal vêtu et jamais très net. Il n'y était hélas pour rien, l'époque n'était pas au luxe et ce qui pouvait paraître à nos yeux d'enfants gâtés une sorte de négligence n'était dans la réalité que l'effet de la misère.
Le plus étonnant dans tout cela, c'est qu'à l'accent circonflexe près, son nom était celui du séducteur d'Hélène (vous savez, l'Hellène, là).