Comme les choses sont compliquées !
En tranchant le pain ce matin, une image m'est revenue et j'ai pensé : "Voilà de quoi faire un billet, ça fait longtemps que je n'ai plus parlé de mon enfance".
Voyez-vous, pour découper le pain - un pain carré que mon épouse fabrique dans une de ces machines modernes qui laissent un trou à l'endroit de la pale de malaxage - je le pose sur une planche en polyéthylène haute densité et je le tranche au moyen d'un couteau scie.
Mon père, lui, tenait fermement contre sa poitrine un pain rond et le tranchait, ramenant tout en sciant la lame du couteau vers lui. Les pains de ma jeunesse avaient une fermeté dont sont dépourvus bien de ceux d'aujourd'hui.
Premier problème : comment expliquer à des mangeurs de baguette (que les Belges appellent "pain français", ce qui ne manque pas d'engendrer une franche hilarité lorsqu'ils veulent en acheter en France pour la première fois) ce qu'est le pain classique en Belgique ? Y a-t-il un nom pour ça en français ?
J'ai pensé à "miche" mais, comme bien souvent dans cette langue déroutante, le mot désigne à la fois le pain dont je veux parler (gros pain de mie rond) et une tranche du dit pain. Et je passe sur la signification argotique du mot ouvrant la porte à un tas d'allusions plus ou moins salaces. Bon, mettons qu'ils ont compris maintenant.
Deuxième problème : l'illustration. Il m'est revenu qu'à l'époque fleurissait dans les boulangeries de la région de Charleroi une affiche représentant une grand-mère portant coiffe et lunettes et tranchant de la même manière un énorme pain rond. Était-elle entourée d'enfants attendant la distribution des tartines ? Ma mémoire est incertaine sur ce point. Après une heure de recherche sur Google, j'ai abandonné l'idée de la retrouver.
Faudra que je me penche sur la question de la recherche d'images, il doit bien exister quelque-chose de plus efficace.
Mais revenons à mon père. Lorsqu'il entamait un nouveau pain ou une nouvelle miche, c'est comme il vous plaira, il traçait de la pointe de son couteau une croix sur le fond du pain.
Je crois vous l'avoir dit, ma prime jeunesse n'a pas baigné dans une ambiance particulièrement religieuse, cet étrange rituel ne laissait donc pas de m'inquiéter, m'étant absolument incompréhensible. J'y cherchais une signification pratique, soit qu'il vise à vérifier le fil de la lame ou à tester la fermeté de la croûte. L'un et/ou l'autre me semblant improbable(s) - beau problème d'accord, hein ? - j'y voyais une sorte de pratique magico-incantatoire.
Pour une fois, moi dont la curiosité insatiable m'avait fait surnommer "Monsieur Pourquoi", je ne me suis pas enquis de la raison du geste. C'est bien plus tard que j'en ai compris la signification et, par voie de conséquence, qu'il ne pouvait être chez mon père que l'héritage d'une pratique ancienne, une sorte de geste mécanique vidé de son contenu religieux.
C'est coriace, la tradition...