Ils sont fous ces Amerloques ! (tram en 3 actes)
Cadeaux de fin d'année obligent, nous effectuons ce dimanche matin une descente chez "Filigranes". Comme toujours, les cadeaux n'auront été qu'un prétexte puisque parmi les neuf bouquins acquis il ne s'en trouve que deux destinés à un cadeau. Passons...
Sur le chemin du retour, nous nous installons dans le tram 3. Deux messieurs turcs apparemment de ma génération se reculent d'une place pour me permettre de m'asseoir à côté de mon épouse et mon nouveau voisin de gauche me déclare "On est un peu serrés, mais au moins on est assis", ce que je ne puis que confirmer tout en le remerciant de son amabilité : les concepteurs des nouveaux trams que la STIB a mis en service sur la ligne rapide ont dû prendre mesure pour les places assises sur ces mannequins anorexiques qui peuplent les revues d'horreurs de mode.
L'arrêt suivant est celui de la gare du Nord. Je fais remarquer à mon épouse la présence sur le quai de trois individus qui semblent penser, puisqu'ils embarquent alors dans notre véhicule, que notre ligne doit aboutir quelque part sur les contreforts de l'Himalaya : sacs à dos, bonnets de laine, grosses bottines, tous trois approchant les deux mètres et d'allure athlétique.
Comme le tram s'éloigne du centre-ville, il se vide progressivement et après quelques arrêts, mes deux Turcs quittent la rame, non sans que mon voisin de quelques instants ne nous ait salués très poliment en nous souhaitant un bon dimanche. Je suis toujours abasourdi par le contraste de comportement entre ces émigrés de première génération et leur actuelle descendance.
Des sièges étant devenus libres, deux de mes alpinistes présumés s'asseyent. Le troisième reste debout, consultant de plus en plus fréquemment un plan du réseau de la STIB et échangeant avec ses comparses des regards d'autant plus inquiets que le paysage se dénude. Lorsque nous franchissons le canal séparant le port de Bruxelles de son Yacht-club, ils sont tellement tendus que je m'enquiers (en anglais puisqu'ils semblent échanger dans cette langue) de leur destination : ce ne serait pas la première fois que je sauve des touristes qui ont emprunté la bonne ligne dans la mauvaise direction.
Ils veulent voir l'Atomium. Je les rassure donc : en bout de ligne, après le franchissement d'une passerelle piétonne, il ne leur restera qu'un bon kilomètre à parcourir pour joindre le but de leur excursion.
Ils se demandent alors s'ils auront le temps de visiter le monument, car ils doivent prendre un train pour Amsterdam à treize heures, gare du Nord. Comme il n'est pas loin de midi, un léger doute commence à m'étreindre. Plutôt que de leur expliquer l'itinéraire vers leur but, je leur propose de descendre avec nous, là où stationne ma voiture, ce qui me permettra de les déposer au pied de l'objet de leur quête. Ils acceptent tandis que je leur fais voir par la fenêtre du tram la tour japonaise et la maison chinoise.
Nous débarquons du tram, ils entassent leurs sacs dans le coffre de ma Nissan Note et réussissent, je ne veux pas savoir comment, à se loger dans l'arrière de mon véhicule ce qui doit établir une sorte de record de l'entassement (encore que depuis qu'à Karachi dix-neuf filles ont réussi à entrer dans une Smart et à y rester dix secondes, je commence à avoir des doutes).
Je les ai emmenés presque au pied du fameux Atomium (une épreuve de crosscountry empêchait les voitures de parvenir exactement sous l'ouvrage) en leur montrant au passage le palais royal de Laeken, ses serres et l'arrêt du 19 qui les ramènerait à l'arrêt du 3 où ils pourraient embarquer pour la gare du Nord. Ils se sont extraits de leur espace exigu, ont récupéré leur barda et se sont éloignés en se confondant en remerciements et en faisant de grands signes d'adieu.
Chemin faisant, j'avais appris que ceux que j'avais d'abord pris pour des Britanniques venaient de l'Ohio.
J'aurais dû leur filer mon adresse, car je doute fort qu'ils aient pu joindre la gare du Nord pour treize heures dans un patelin où le dimanche, il n'y a un tram que toutes les vingt minutes. Bien sûr, nous n'avons que deux lits d'appoint, mais des mecs qui peuvent se caser à trois dans l'arrière d'une Note ne doivent pas avoir besoin de plus d'un lit d'une personne pour reposer leurs carcasses.
Sont fous ces Américains !