Le fil du rasoir
Mon père, pendant très longtemps, s'est rasé au moyen d'un "coupe-chou". Savez-vous que c'est ce genre d'ustensile que l'on utilisait aux débuts de la microscopie pour réaliser, dans les spécimens, les coupes minces nécessaires à la bonne netteté des images ?
Pour assurer à cet instrument un fil parfait, il utilisait une large lanière de cuir enduite d'un compound d'affûtage. Il fixait l'une des extrémités au buffet et tendait le cuir sur lequel il faisait glisser les deux faces de la lame en retournant prestement le rasoir en bout de course.
J'étais en admiration devant sa dextérité, mais le plus étonnant était encore à venir.
Après s'être enduit le bas du visage d'une mousse très ferme, il se raclait la couenne, tendant la peau d'une main et brandissant le rasoir de l'autre, auriculaire sur le talon de la lame. Cette position du petit-doigt lui donnait des allures d'Anglaise manipulant un tasse de thé. Le plus extraordinaire, c'est que l'extrème finesse de la lame faisait qu'elle résonnait à chaque poil coupé et que j'aurais pu les compter en étudiant le détail fin du crissement du tranchant sur sa peau.
J'avais hâte de grandir pour pouvoir, moi aussi, produire cette étonnante musique.
Je n'ai jamais réalisé ce rêve. Quand j'ai été en âge de le faire, on n'utilisait plus que des "rasoirs de sécurité" à lames rechargeables, ou pire, des rasoirs électriques, lesquels faisaient un ramdam d'enfer comparé au chant enroué du coupe-chou.
J'en ai retrouvé un. Parfois, je m'amuse à faire résonner sa lame du bout de mon doigt, ces aciers au carbone prennent un fil d'une finesse extrême, un fil à vous trancher la gorge sans que vous vous en rendiez compte. Et le titre d'un livre ancien me vient à l'esprit : "Du crime considéré comme l'un des beaux-arts".
L'oeuvre d'un égorgeur consciencieux, sans doute...