"Il va nous parler de marionnettes !" s'écrieront sans doute quelques connaisseurs du folklore bruxellois (à ce propos, vous savez que c'est l'Ommegang cette semaine. Oui, bien sûr, j'aurais dû m'en douter !). Mais ils auront tort !
Du temps où, à mon boulot, la population était exclusivement masculine (en dehors des secrétariats), nous voyons un jour débarquer notre chef de service (un petit plutôt enveloppé) flanqué d'un grand échalas dont il nous annonce qu'il l'a enlevé des labos de Monsieur B... pour le coller dans le nôtre.
Je n'ai pas l'heur de le connaître, mais les plus anciens de mes collègues le saluent d'un retentissant "Ah, Toone, comment ça va ?" Normal, le mec se prénomme Antoine et à Bruxelles, Antoine, c'est "Toone".
Si je ne le connais pas, je vais vite apprendre à le faire et le personnage est étonnant : il cumule avec sa fonction de chimiste celles d'entraîneur (je sais mon français est vieillot, maintenant on dit "coach") d'une équipe de basket féminine, d'épicier (ce qui nous vaudra d'être approvisionnés en légumes divers en provenance directe du marché matinal) et d'antiquaire. Bien sûr, tandis qu'il sévit chez nous, c'est son épouse qui tient l'étonnante boutique combinée. La revue Gault et Millau de l'époque renseigne d'ailleurs l'établissement dans sa rubrique "Endroits typiques" en conseillant de s'y rendre en soirée pour voir (je cite texto) "surgir une sorte de Mort Shuman des bords de la Woluwe".
Il passe donc quelques mois chez nous, partageant son temps entre la mise au point d'une centrifugeuse censée mesurer la distribution de la taille des particules des latex de PVC et un instrument à bulles prétendant mesurer la tension superficielle des dits latex. Si la machine à bulles est silencieuse, la centrifugeuse, elle, mène un tel raffut qu'on lui réserve une pièce que l'on doit quitter pendant qu'elle tourne.
Toone est, entre autres, réfractaire au port obligatoire des lunettes de sécurité qui viennent de faire une entrée remarquée dans les laboratoires. Cette attitude lui vaut des menaces de réduction de sa prime de fin d'année de la part de notre chef de service (avec lequel il est par ailleurs copain comme cochon, vu qu'il l'a logé chez lui durant ses études universitaires), menaces que nul ne peut ignorer, proférées qu'elles sont de la voix criarde et perçante du dit chef.
Arrive la fin de l'année et le temps béni des évaluations puis de l'annonce des éventuelles modifications de salaire et autres primes de fin d'année. Et qui qui redescend de chez le chef, le sourire jusqu'aux oreilles annonçant avec satisfaction qu'il a reçu un supplément de prime ? Toone !
La foule s'émeut quelque peu d'apprendre la chose alors que son attitude face au port des lunettes ne s'est pas modifiée d'un iota et commence à crier à l'injustice. Comme ils sont assez remontés, je dois bien m'enquérir auprès de ma hiérarchie de la réalité de cet étonnant miracle. Ce qui a pour effet une fois le téléphone raccroché, de faire surgir la dite hiérarchie qui tombe sur le râble du Toone, nous permettant d'assister médusés à l'étonnant dialogue hurlé suivant :
- Je ne t'avais pas dit de ne rien dire, Antoine ?
- Bah, ça m'a échappé, c'est pas grave !
- Si c'est grave ! Tu dois toujours faire marcher ta grande gueule !
- ...
- D'ailleurs je me demande si tu ne l'as pas fait exprès pour emmerder tes copains.
- Moi ?
- Oui, toi, c'est toujours la même chose avec toi. L'autre fois tu as dit à B... qu'il était con !
- Ben quoi, c'est pas un con B... ?
- Si, c'est un con B... , mais il ne faut pas le lui dire, surtout si c'est ton chef !
Ben voilà, on le savait maintenant pourquoi il avait débarqué chez nous le Toone!
Malheureusement je n'ai pas retrouvé de photo de lui, mais j'en ai une de Mort Shuman :