Dernier virage
Vendredi, mon épouse m'avait emmené faire la tournée des cimetières. Elle avait choisi ce jour-là parce que la météo avait prédit qu'il serait le seul potable en cette fin de semaine. Et effectivement, il faisait beau.
Je ne sais si c'est l'ambiance de ces endroits ou l'une ou l'autre parole échangées entre ma femme et sa cousine lors du déjeuner (essayez donc de remonter le fil de vos pensées pour tenter d'établir l'origine profonde de la dernière qui vous assaille) mais je me suis soudain retrouvé à me demander si cette voiture qui nous transportait d'un site funéraire à un autre n'allait pas être la dernière que j'achèterais.
C'est que je viens d'entrer dans ma septantième année (façon astucieuse d'éviter de dire que je viens de fêter mon soixante-neuvième anniversaire et d'encaisser les fines allusions concomitantes) et qu'il n'est pas certain que je disposerai encore très longtemps des aptitudes nécessaires à la conduite d'un véhicule.
Depuis notre mariage, nous en sommes à notre treizième voiture. L'actuelle vient d'avoir quatre ans et n'a encore parcouru que quatre-vingt mille kilomètres, soit vingt mille kilomètres par an, ce qui est peu par rapport à ce qu'avalait (en voiture, bien sûr) mon épouse au temps où elle sillonnait toute la partie francophone de la Belgique pour aider les aveugles tardifs à s'adapter à leur environnement quotidien.
Étonnant, me direz-vous, d'utiliser des voitures pour jalonner le cours de vos existences. Mais que voulez-vous, on a les repères qu'on peut. Si j'avais choisi nos chats, d'abord nous n'en avons pas toujours eu, ensuite nous en avons souvent eu plusieurs en même temps et enfin, ils vivent largement plus de dix ans. Tandis que treize voitures en quarante-six ans, ça fait des tranches de trois ans et demi. C'est un peu plus précis comme découpage.
Bien sûr, ce n'est que statistique, la R5 avec laquelle mon épouse a tenté de renverser un autobus a duré moins longtemps que les autres.
Moi, quand j'ai mis un des breaks 18 sur le toit (je parle de son propre toit, pas du toit d'un immeuble quelconque dont j'aurais escaladé la façade grâce à mon style de conduite habituel), j'ai attendu pour le faire qu'il ait atteint l'âge moyen de nos bagnoles, ça fait plus ordonné.
Parallèlement à cette interrogation fortuite, ma petite machine mentale tentait d'établir un bilan de cette existence déjà bien avancée (j'adore ce mot et son parfum de fraîcheur douteuse). La balance oscillait dangereusement au fil des éléments pris en compte, mais est-il bien utile de vous gonfler avec ça ?
J'ai employé ce dernier verbe pour rester dans l'ambiance voiture, bien sûr !
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