Équinoxe, déjà ?
Un jour, il y a à peu près dix ans, Geneviève m'appelle dans son bureau. Elle m'annonce qu'en raison de la mutation d'une collègue, elle a décidé d'ajouter le laboratoire de microscopie optique à mon secteur d'activités.
- Excellente nouvelle Chef bien-aimé, grâce au microscope, je vais enfin pouvoir voir mes augmentations !
Comme elle ne se laisse pas désarçonner aussi facilement, elle me répond "Tu ne vas quand-même pas te plaindre de ton salaire ?" ( omettant d'ajouter mais je l'entendais penser : "surtout pour le boulot que tu abats...")
Le lendemain matin, j'entre dans son bureau et dépose un Équinoxe devant elle (l'équinoxe, c'est une petite pâtisserie individuelle consistant en un hémisphère d'environ six centimètres de diamètre de mousse au chocolat napée de chocolat fondant et posé sur une fine galette de riz soufflé).
- Merci, c'est en quel honneur ?
- C'est pour me faire pardonner mon excédent de salaire, je t'en apporterai un au début de chaque mois.
J'ai tenu parole jusqu'à ma retraite. Sauf que ma liste de distribution s'est rapidement étoffée, s'étendant à mon personnel, mes collègues, quelques dames du secrétariat etc. Si bien qu'à la fin de ma carrière, je fournissais chaque mois vingt-cinq petits gâteaux.
Quelques mois après cette scène, le nouvel-an s'annonce. J'enquête dans mes labos : "ça vous dirait un bout de foie gras au lieu du gâteau de janvier ?" J'obtiens un oui franc et massif à faire pâlir De Gaule de jalousie et déclare "Je vais négocier".
- Chef, j'avais pensé remplacer le gâteau de janvier par du foie gras, qu'en penses-tu ?
- Que du bien, Walrus !
- Évidemment, s'il n'y avait pas cette interdiction de consommation de boissons alcoolisées, je l'aurais bien accompagné d'une larme de Sauternes...
- Occupe-toi du Sauternes, je me charge de l'autorisation !
- Amen, Chef !
Et chaque mois de janvier je servais à mes amis du foie gras de canard mi-cuit accompagné de toasts de cramique et de confiture de chicons (endives pour les Français) amoureusement cuisinée par moi et, par la grâce du Chef, arrosé de Sauternes. Le plus drôle, c'était de voir la tête des mecs qui s'inquiétaient dans le couloir de la provenance de cette odeur de cramique toasté.
Pour conserver le mouvement, et en souvenir de cette époque bénie, depuis ma retraite nous invitons chez nous en janvier quelques uns de mes anciens collègues. La semaine dernière, le jeudi midi, il y avait Jacqueline, Greta et (la grande) Catherine (quand elle s'est penchée pour m'embrasser, je ne me rappelais pas qu'elle était si grande). Au menu : Champagne, foie gras, Sauternes, magret de canard aux légumes tournés glacés, Cahors, Équinoxe...
Comme elles ne s'étaient pas vues récemment (l'une avait été mutée et l'autre avait démissionné pour élever ses enfants et seconder son mari dans son travail), elles ont passé leur après-midi à se raconter leurs vies. C'était vraiment agréable de les voir et entendre se parler, comme au temps où nous formions un groupe uni dans nos laboratoires.
Allez, plus qu'un an à attendre !
Quoique...