Le chemin de l'école
Par le fenêtre, ce matin, j'aperçois une jeune femme. Elle est grande et marche d'un bon pas. Elle pousse... une poussette. À ses côtés, un petit garçon. Son allure est étrange : mi pas rapide, mi course. Il est pressé, stressé déjà, tricotant de ses petites jambes pour se maintenir au niveau de sa mère.
Et je me revois sur le chemin de l'école primaire, plus âgé que lui, bien sûr. Mais quelle différence !
Après trois cents mètres de chemin en terre battue où, tel un preux chevalier, je décapitais au passage les herbes folles du bord de la Haine qui roulait en contrebas ses eaux, noires de charbon, je franchissais la rivière pour saluer mon ami le pontonnier. Je sautais alors à pieds joints sur les dernières poutres de bois pour faire sursauter le tablier du pont enjambant le canal et le faire cogner contre son verrou.
Je passais devant le "Café de la marine" (dit "Au coup d'happiette") et, quelques dizaines de mètres plus loin, devant une sous-station électrique. Elle me paraissait mystérieuse, entourée de ses hauts murs dont dépassaient les cimes de quelques arbres. C'est qu'elle semblait indépendante de la centrale thermique dans la cour de laquelle j'habitais. Cela ne manquait pas de m'inquiéter : des réseaux séparés à quelques mètres de distance...
Les alentours de cette sous-station avaient une étrange particularité. Les tours de réfrigération de la centrale où travaillait mon père crachaient jour et nuit dans le ciel leurs nuages de vapeur et certains jours, le vent rabattait ceux-ci dans la direction de l'endroit, ce qui fait que par beau temps il y pleuvait souvent et qu'en cas de gel, la route y était verglacée.
Une centaine de mètres plus loin, il fallait franchir une petite rivière. Quel contraste avec la Haine ! Ici, pas de courant visible et des eaux absolument limpides. Du côté que j'estimais être l'amont, elle surgissait de sous un bouquet d'arbres, elle était remplie de plantes aquatiques et des touffes de massettes agrémentaient ses bords. De temps à autre, l'éclair d'un petit poisson ou le "plouf" d'une grenouille. De l'autre côté, elle semblait s'évanouir dans les prairies. Peut-être, après tout, était-ce plus un étang qu'une rivière ? Je ne le saurai jamais : et le poste et la "rivière" ont disparu lors du creusement du canal à grand gabarit.
Un peu après le pont, je tournais à gauche, longeais l'arrière de quelques maisons, passais derrière une ferme et pénétrais dans les prairies qu'un sentier traversait, longeant un mur de briques dangereusement penché. À chaque clôture, il fallait franchir un tourniquet, sorte de croix en fer forgé plantée sur un piquet de bois et qui, en tournant, grinçait délicieusement. À force d'y passer, je reconnaissais le chant spécifique de chacun d'entre eux. Sur ce bout de trajet, j'avais le cœur battant : mes copains m'avaient raconté tant d'histoires de charges de taureaux furieux, alors qu'il ne paissait là que de paisibles vaches...
Je remontais alors un chemin de terre pentu pour déboucher... près de la boucherie qui constituait un des coins du carrefour dont mon école en était un également. Les deux autres étaient, bien évidemment, des bistrots (en Belgique, on dit "cafés"). La boucherie arborait fièrement une pancarte signalant qu'on y vendait de la viande "indigène du pays".
Le boucher, lui, se trouvait généralement dans le café qui faisait face à l'école. Et nos journées étaient rythmées par les cris de son épouse qui l'appelait dès qu'un client se pointait.
Quel temps heureux, où l'école était un vrai bonheur et son chemin un rêve, à travers ce paysage immuable et pourtant chaque jour renouvelé.