Rutebeuf
Régulièrement je me surprends, comme ce matin encore, à fredonner cette chanson adaptée par Ferré d'après Rutebeuf :
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si
près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je
crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que
vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne
reste en branche feuille
Qui n'aille à terre
Avec pauvreté
qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps
d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis
à honte
En quelle manière
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si
près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je
crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Le mal ne sait pas
seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est advenu
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné,
le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul quand bise
vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce
sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les
emporta
Je vous livre un extrait (à peu près équivalent) de la complainte originale :
Li mal ne sevent seul venir;
Tout ce
m'estoit a avenir,
S'est
avenu.
Que sont mi ami devenu
Que j'avoie si pres
tenu
Et tant amé
?
Je cuit qu'il sont trop cler semé;
Il ne furent pas bien
femé,
Si ont
failli.
Itel ami m'ont mal bailli,
C'onques, tant com Diex
m'assailli
En
maint costé,
N'en vi un seul en mon osté.
Je cuit li vens les
a osté,
L'amor
est morte.
Ce sont ami que vens enporte,
Et il ventoit devant
ma porte
Ses
enporta.
C'onques nus ne m'en conforta
Ne du sien riens ne
m'aporta.
Ice
m'aprent
Qui auques a, privé le prent;
Més cil trop a tart se
repent
Qui trop a
mis
De son avoir pour fere amis,
Qu'il nes trueve entiers ne
demis
A lui
secorre.
Or lerai donc fortune corre
Si entendrai a moi
rescorre
Si jel
puis fere.
J'admire que nous puissions entendre encore, avec difficulté certes, cette langue du treizième siècle, plus proche de nos patois que de notre langue officielle. À Mons, on dit toujours "il ètoit" pour "il était" et dans presque toute la Wallonie, on dit "costè" ou "costé" pour "côté".
Mais mon propos n'était pas là, cette digression ne m'est venue qu'en promenant à travers le Web ma curiosité de vieil enfant.
Revenons donc à la chanson :
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si
près tenus
Et tant aimés
[...]
Ce
sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les
emporta
Chaque fois que je l'entends ou qu'elle me vient à l'esprit par un mécanisme aussi obscur qu'impénétrable, une affreuse crainte m'envahit. Oh ! Pas qu'un jour mes amis m'abandonnent. C'est, hélas, dans l'ordre des choses.
Ce que je crains par dessus tout, c'est d'être un jour, moi-même, un de ces amis qu'emporte le vent.