Allons en France
Ce matin, nous dit le moniteur, nous allons en France !
C'était mon premier séjour dans cette colonie de vacances organisée par la société où travaillait mon père. J'étais dans la section des benjamins, celle que les moniteurs — tous des routiers d'une grosse unité scoute catholique de Charleroi (Albert 1er) — avaient organisée comme une Meute.
On nous rassemble donc dans la cour. Dans ma candeur naïve, je m'attendais à sortir par la porte côté rue et à monter dans un car ou à prendre à pied le chemin pour une excursion vers la France. J'étais tout excité : jamais je n'avais quitté la Belgique.
Voilà-t-y pas qu'au lieu de cela, nous nous dirigeons vers le fond de la cour et pénétrons dans l'immense prairie en pente qui nous servait de terrain de jeu et où je ferai, quelques années plus tard, ma première triangulation.
Nous suivons la pente, traversons tout le pré et franchissons la clôture aux fils de fer barbelés, nous traversons un bosquet d'aulnes et arrivons à une rivière : "L'Eau Noire". Elle ne payait pas de mine, mais nous avons malgré tout dû nous déchausser pour la franchir.
De l'autre côté, nous nous installons sur le tronc d'un épicéa solitaire culbuté par le vent, sa rosace de racines superficielles dressée à la verticale. Tandis que nous remettons nos chaussures, le moniteur s'exclame : voilà, nous sommes en France !
Merde ! Heureusement qu'il l'avait dit, je n'aurais rien remarqué ! Et vous savez quoi ? La France, c'était tout pareil à la Belgique : même paysage, pas même un parfum particulier. J'aurais cru que ça sentait la liberté, l'égalité, la fraternité même ! Rien, des prés et plus loin de rares champs.
Le temps d'aller, en haut du versant, jeter un œil dans un petit fortin abandonné, sombre abri de béton où la voix résonne étrangement et nous avons pris le chemin du retour.
Quelques jours plus tard, nous irons à Rocroi. Là, je comprendrai que la France, ce n'est quand même pas tout à fait la Belgique.
Aujourd'hui, sur Google Earth, je suis allé voir le village. La définition est beaucoup moins bonne que pour mon domicile. Mais on repère facilement l'endroit. L'ancien couvent, transformé en collège puis en centre de vacances est toujours là. La frontière, en jaune, suit le cours de l'Eau Noire
Sur la vue satellite, le marronnier — devant lequel, chaque matin ensoleillé, j'allais, assis dans une petite dépression du terrain, chauffer aux rayons du soleil montant un dos rachitique — couvre de son imposante couronne l'entièreté de la cour et cache même une partie du bâtiment. Il se situe sous le "C" de Petite-Chapelle, puisque tel est le nom de ce charmant village où, sans être inscrit dans aucun mouvement, j'ai pratiqué le scoutisme, deux semaines par an, pendant des années.