Vocation
J'y avais déjà pensé lorsqu'avec mon copain André, de quelques années mon aîné, nous fabriquions nos propres pétards. Mais non, pas avec Marie-Jeanne, avec une poudre artisanale à base de charbon de bois, salpêtre et soufre.
Je reprends : j'y avais déjà pensé quelques années auparavant, mais à l'issue de mon premier cours de chimie, c'était décidé : je serais chimiste !
D'ailleurs, il me fallait immédiatement un labo.
Mon père qui n'était pas du genre à étouffer les vocations dans l'œuf, m'attribua dans la buanderie un espace pourvu d'une table consistant en une caisse en pin brut retournée sur quatre chevrons. Cela faisait d'autant plus sérieux que la dite caisse portait en lettres de quinze centimètres "The Brown-Bovery Company".
Si l'on veut bien oublier le risque de tacher ou trouer le linge, la buanderie était un endroit idéal. Elle se situait au niveau des caves, mais à l'extérieur de la maison et sa porte donnait directement dans la cour-piscine dont je vous ai déjà parlé. De plus, à cette époque, les lessiveuses étaient dépourvues de chauffage électrique. Il fallait donc chauffer l'eau sur un petit foyer que mon père avait construit en briques réfractaires.
C'est dans ce foyer que je fabriquai mon charbon de bois. Le salpêtre et le soufre, "La Boule Rouge", la droguerie du bled, m'en fournit volontiers (moyennant cependant espèces sonnantes et trébuchantes).
Je préparai mon premier mélange puis passai aux essais.
Tout à l'excitation de fabriquer ma première ration de poudre noire, j'avais confondu efficacité et précipitation : le mélange était peu homogène et trop riche en soufre. Il était difficile à allumer, brûlait mal et ne fusait même pas. Par contre, qu'est-ce qu'il fumait ! J'aurais pu le filer à un viticulteur pour soufrer ses barriques, mais à l'époque, on n'avait pas encore pensé à planter de la vigne sur les terrils, la plupart desquels étaient d'ailleurs encore en activité.
Je rangeai ce premier résultat peu encourageant dans un sac en papier sur le coin de ma "table". Puis je me plongeai dans d'autres observations, mélangeant à peu près tout ce qui me tombait sous la main avec des résultats parfois inattendus.
Un jour que je chauffais au rouge le bout d'une lame de scie à marqueter dans un but qui m'échappe aujourd'hui, pris d'une pulsion aussi subite qu'irrépressible, Monsieur le Juge, je plongeai le bout rougi dans le sac de poudre. Ce machin que j'avais toujours eu du mal à enflammer à chacune de mes nombreuses tentatives, brûla d'un seul coup !
Accessoirement, il mit le feu à la caisse en pin et à tout ce qui, dessus, se trouvait être combustible. Mon père, alerté par le nuage d'anhydride sulfureux qui avait envahi toute la cour, arrêta le début d'incendie d'un seau d'eau bien placé.
Comme le seau était vide, il y balaya d'un geste auguste (c'était son prénom) de la main ce qui restait sur la table, assortissant son action d'un bien senti : "Quand on n'y connaît rien, on ne fait pas de chimie !"
Le lendemain, le seau d'acier galvanisé était percé.
Ce n'est que quand je lui fis remarquer la justesse de sa sentence de la veille qu'il me fila la baffe que j'avais gagnée de haute lutte.