Envahi par la Haine.
Du déménagement qui suivit ma rencontre virtuelle avec Maria, je n'ai, bien qu'il ait chamboulé mon existence, que d'assez vagues souvenirs. Sauf un, précis : la garde-robe de la chambre de mes parents était en chêne massif. Ses panneaux se fixaient à la base par des goujons dont la tête sphérique était percée de deux trous perpendiculaires où l'on introduisait une tige pour procéder au vissage, quart de tour après quart de tour. Mais ce dont je me souviens surtout, c'est de l'odeur qui régnait dans ce meuble : un mélange de lavande et de boisé.
Me voici donc installé dans notre nouvelle maison, bien plus spacieuse que la précédente. De l'autre côté de la rue coulait une rivière, plus étroite que la Sambre que je venais d'abandonner mais charriant des eaux tout aussi sombres et menaçantes.
Un matin, alors que depuis quelques mois je commençais à m'adapter à ma nouvelle existence, je découvris, avec stupéfaction qu'il y avait soixante centimètres d'eau dans les caves et qu'à l'arrière de la maison, la cour, un grand bac bétonné creusé dans le sol, s'était transformée en bassin de natation aux eaux noirâtres. Mon frère et moi trouvions ça très amusant. Nous étions bien les seuls, notre mère était consternée. Notre père, lui, était comme en toute circonstance, d'un calme parfait.
C'est qu'en amont, la rivière était utilisée par un charbonnage pour ses installations de lavage. Elle traversait ensuite un grand marécage pour parvenir enfin chez nous. Avec le temps, les fines particules de charbon avaient, en se déposant au fond, fait monter le lit de la rivière, si bien qu'à la moindre montée des eaux, nous étions... envahis par la Haine !
Ce qui est étonnant, c'est que malgré ces poussières de charbon en suspension, cette eau était de bonne qualité car quand elle se retirait, j'ai souvent retrouvé les corps de tritons pourtant réputés ne vivre qu'en eaux propres.
Le phénomène s'est reproduit régulièrement pendant quelques années. Puis un jour, une cohorte de Flamands armés de bêches au fer d'une étonnante longueur a débarqué. À l'abri de pales-planches, ils se sont mis à creuser un profil en V, puis à le bétonner. Bref, ils ont canalisé la rivière.
Ces terrassiers et coffreurs débarquaient du fond de leur Flandre le lundi matin et y repartaient le samedi soir. Pendant la semaine, ils logeaient dans des baraques en bois de coffrage qu'ils avaient construites sur la berge séparant le canal de la rivière.
La journée, ils creusaient. Le soir, de l'autre côté de ce pont-levis dont je vous ai parlé, ils se retrouvaient dans un café habituellement fréquenté par les bateliers. En raison de quelques bagarres qui égayaient l'endroit, on l'avait baptisé "Au coup d'hapiette" (au coup de hache).
C'est qu'on savait s'amuser en ces temps heureux !