Maria
À l'époque où il nous fallut quitter la région de Charleroi, mon père, avant de décider s'il accepterait ou non sa mutation, fut invité à visiter son futur site de travail et de résidence.
Un dimanche, toute la famille s'embarqua dans un de ces trains chers à Tilu : brinqueballant et crachant vapeur et escarbilles.
Après avoir visité notre future demeure, mon père accompagna l'homme dont il allait devenir l'adjoint visiter la centrale thermique où ils allaient oeuvrer de concert à l'entretien du réseau électrique.
Ma mère et moi, pendant ce temps, fûmes invités par l'épouse de ce gaillard à venir prendre un café dans la maison voisine. La vie sociale wallonne de l'époque reposait essentiellement sur la dégustation de ce breuvage.
Voici donc ma mère et sa future voisine embarquées dans une longue conversation. Moi, je me tenais bien sagement sur ma chaise. Je dois avouer que cette timidité maladive dont j'ai déjà fait mention ailleurs concourait beaucoup à faire de moi un enfant d'une sagesse exemplaire.
J'étais donc sagement assis. Sur le mur me faisant face, deux photographies manifestement réalisées en studio. C'étaient les portraits en pied et quasiment grandeur nature de deux enfants. Un garçon en tenue de communiant et une petite fille aux longs cheveux bruns. Le garçon me laissait de glace (j'appris par la suite qu'il s'était noyé peu après la prise de la photo), mais la petite fille me fascinait. Je n'avais jamais vu de cheveux d'une telle longueur et, pour peu, j'aurais cherché des yeux les ailes de cet ange tombé du ciel.
J'étais bien trop jeune pour avoir déjà vu des photos de Lewis Carroll, sinon, la ressemblance m'aurait immédiatement frappé.
Au bout d'un très long temps de contemplation, je n'y tins plus et, moi dont les seuls mots jusqu'alors avaient été "Bonjour, Madame...", je surmontai ma crainte des inconnus pour risquer un faible "Qui est la petite fille ? Où est-elle ?"
Grâce à ce long discours qui m'avait tant coûté, j'appris qu'elle s'appelait Maria mais que pour l'heure, elle séjournait en Flandre.
Sur ce, les maris furent de retour et le maître de maison nous montra un magnétophone, le premier que j'aie jamais vu ! Ce devait être un des premiers modèles grand public. Il était baptisé Sonofil et enregistrait le son sur un fil métallique. Je pus donc pour la première fois de mon existence entendre ma propre voix : un souffle à peine audible.
Rentré chez moi, je repensais à cette voix fluette et surtout au portrait sépia de la petite fille. Mon premier enregistrement vocal et ma première rencontre, virtuelle, avec Maria. Quelle journée !